XII
La mission
Ils avaient tout préparé aussi soigneusement qu’une fête paroissiale, et Arthur Stuart se sentait une vive admiration pour ce qu’ils avaient accompli. Toutes les histoires sur les Rouges qu’on racontait ces temps-ci parlaient de sauvages qui vivaient selon la nature, cueillaient des fruits dans les arbres, appelaient les cerfs qui venaient aussitôt pour recevoir un coup sur la tête. Ou alors de sauvages qui assassinaient, violaient, scalpaient, capturaient des Blancs qu’ils gardaient comme esclaves jusqu’à ce qu’ils s’échappent ou que des soldats les retrouvent mais qu’ils refusent de rentrer chez eux. On prétendait aussi qu’il suffisait de donner de l’alcool à un Rouge pour qu’il se soûle comme un cochon en l’espace de cinq minutes pile et passe le restant de ses jours à en chercher d’autre.
Bien entendu, Arthur Stuart savait au fond de lui que ces histoires ne reflétaient qu’en partie la réalité. La période qu’Alvin avait passée avec les Rouges datait d’avant sa naissance, mais il savait que le forgeron était l’ami du mystique prophète rouge, qu’il avait connu Ta-Kumsaw, voyagé avec lui, et qu’on l’avait tenu pour un renégat parce qu’il se trouvait avec les Rouges pendant la guerre.
Arthur avait vu beaucoup de Rouges ici et là – mais c’étaient des Irrakwas ou des Cherrikys, ils portaient des costumes d’hommes d’affaires comme tout le monde, se présentaient au Congrès, supervisaient des constructions de voies ferrées, dirigeaient des banques et occupaient toutes sortes d’autres postes, si bien qu’il n’y avait pas de différence entre eux et les Blancs en dehors de leur couleur de peau et de leur tendance à l’obésité quand ils prenaient de l’âge, parce que certains d’entre eux pouvaient devenir énormes.
Alvin sombrait parfois dans la mélancolie après en avoir rencontré un. « Un mayère vaillant bougre, avait-il un jour dit à Arthur Stuart. Prospère et malin. Mais il a renoncé à beaucoup pour venir un richard. »
Arthur Stuart avait compris qu’Alvin parlait du chant vert. Il se disait que les Rouges étaient peut-être censés vivre dans le chant vert toute la sainte journée, et c’était à ça qu’avait renoncé l’Irrakwa du chemin de fer.
Mais quand on pensait à ceux qui occupaient l’autre côté du Mizzippy, on s’imaginait qu’ils vivaient à la façon traditionnelle, qu’ils chassaient, péchaient et logeaient dans des wigwams. Aussi Arthur Stuart éprouva-t-il d’abord une vive irritation en découvrant qu’ils bâtissaient des cabanes en rondins, quadrillaient leurs villages de rues et plantaient acres sur acres de maïs et de haricots.
« J’sens pas d’chant vert dans tout ça, dit-il à Marie la Mort. J’sens jusse une ville. »
Marie la Mort se moqua de lui. « Quofaire les Rouges auraient pas d’villes ? Et des grandes ? Tu crois qu’les Blancs sont les seuls à connaître ce qu’est une ville ? »
Et quand il fallut nourrir les six mille fugitifs, eh bien, les Rouges organisèrent l’opération aussi efficacement qu’un pique-nique paroissial. Ils avaient dressé cinquante tables, chaque colonel et chaque commandant amenait ses cinquante maisonnées qui passaient devant les tables, entassaient des vivres dans des paniers et les emportaient vers les pâturages qu’on leur avait attribués pour y installer leur campement, et le système était si au point que tout le monde eut son petit-déjeuner avant même que le soleil se mette à cogner trop dur. Pendant tout ce temps, des femmes rouges réapprovisionnaient les tables – pains de maïs, galettes, purée de pois, cidre, pommes, papayes et grosses grappes de raisin.
Arthur ne put s’empêcher de poser une question. « Si les Rouges ont du raisin, comment ça s’fait qu’ils ont pas inventionné l’vin ?
— Ils avaient pas d’raisin avant que les Blancs leur apprennent à l’cultiver, répondit Alvin.
— Alors ils font quoi asteure ? Du vin ?
— Leur cidre et leur vin ont tellement peu d’alcool qu’on serait forcé de l’pisser bien avant d’être mortzivre. Tenskwa-Tawa veille là-d’sus. Mais c’est la meilleure mayère de garder en réserve de l’eau saine, et il veut aussi augmenter la tolérance des Rouges pour que son peuple vienne pas esclave de l’alcool comme lui et beaucoup d’autres l’étaient.
— Difficile d’imaginer ce bougre-là en esclave de quèque chose, fit Arthur Stuart.
— Pourtant il l’était, dit Alvin. Esclave de la gnôle, esclave de la rage et d’la haine. Mais asteure il est en paix avec tout l’monde qui veut bien et il passe sa vie à lire, à étudier et apprendre tout ce qu’il peut sus tout.
— Alors les Rouges ont des livres ?
— Il les ramène de not’ bord du Mizzippy. Et pis du Canada et du Mexique. Il voyage des tas, tout comme voyageait son frère. C’est pour ça qu’il cause si bien anglais. Et aussi l’français, l’espagnol et une trentaine de langues rouges. D’après lui, un jour y aura plus d’barrière, alors les Blancs et les Rouges seront forcés de s’mélanger, et il veut qu’son peuple soit prêt pour pouvoir l’faire sans perdre le chant vert comme les Cherrikys et les Irrakwas l’ont perdu. »
Toute la matinée, Tenskwa-Tawa se terra avec La Tia et une douzaine de vieux Rouges, hommes et femmes, et quand Arthur voulut savoir ce qu’ils faisaient, Alvin lui conseilla de s’occuper de ses affaires. Mais à midi, lorsqu’ils attaquèrent un nouveau repas, cette fois avec de la viande – surtout de la dinde fumée, car les Rouges paraissaient élever des troupeaux de ce volatile comme d’autres des moutons –, Alvin fut invité dans la grande salle où le conseil rouge et La Tia se réunissaient, puis il ressortit au bout de quelques minutes pour aller chercher Arthur et le ramener à l’intérieur.
C’était une salle fraîche et sombre, avec un feu au centre et un trou dans le toit, même si les Rouges savaient parfaitement bâtir une cheminée, ainsi qu’en attestaient toutes les cabanes du village. C’était sans doute une façon de conserver les traditions. Les Rouges se tenaient assis par terre, sur des couvertures, mais ils avaient prévu un fauteuil pour La Tia, tout comme celui qu’elle occupait à Barcy. Elle était donc ce qu’il y avait de plus haut dans la salle, tel un pin solitaire dressé au milieu d’un bouquet de hêtres.
« Assieds-toi avec nous, Arthur Stuart, dit Tenskwa-Tawa. On a une mission à te confier, si tu veux bien. »
C’était la dernière chose à laquelle s’attendait le jeune métis. Une mission à lui confier ? Il s’attendait à suivre Alvin pendant qu’il conduirait les réfugiés vers le nord le long du fleuve. La journée passée comme Faiseur de second ordre à maintenir péniblement le brouillard autour du camp l’avait convaincu qu’il n’était vraiment pas prêt à se lancer tout seul. Il n’était rien arrivé de grave, mais ç’aurait pu, et il n’avait dominé ce qu’il faisait que de justesse. Il était fier d’avoir mené sa tâche à bien et serait grandement soulagé s’il n’avait plus jamais à recommencer.
« J’ferai ma part d’ouvrage, dit Arthur Stuart, mais vous connaissez que j’suis pas un Faiseux, j’espère.
— C’est pas pour ça qu’ils ont b’soin de toi, dit Alvin. Pas vraiment, toujours bien. C’est pour ton talent avec les langues et par rapport que t’es malin, qu’on peut t’faire confiance et que t’es… toi. »
Arthur Stuart ne comprenait pas, mais il voulait écouter – non, il tenait à entendre pour quelle tâche ils avaient besoin de lui personnellement.
Tenskwa-Tawa lui exposa ce qui se passait au Mexique, lui parla du volcan sur le point d’entrer en éruption, surtout maintenant que La Tia s’en occupait. « J’avais prévu d’envoyer des gens de mon peuple prévenir les Mexicas, et ils vont y aller quand même, dit-il. Certains sont déjà là-bas. Mais il y a une complication. Un groupe de Blancs se dirige vers Mexico. Ils vont certainement se faire tuer, soit par les Mexicas, soit par le volcan.
— Ou par les deux, dit La Tia. Certains doivent mourir deux fois pour comprendre.
— Nous avons donc besoin de toi pour deux choses, reprit Tenskwa-Tawa. Tu dois prévenir les Blancs et les aider à repartir, s’ils le veulent bien. »
Arthur Stuart éclata de rire. « Vous allez envoyer un abâtardi d’mon âge prévenir des Blancs pour qu’ils s’en repartent ?
— Mon frère Calvin est avec eux autres, dit Alvin.
— Mais il m’aime pas.
— Mais il va connaître que tu t’en viens d’ma part. Et c’est à lui d’convaincre les autres.
— Il s’agit donc d’sauver la vie de Calvin », fit Arthur Stuart d’un air de doute. Il savait pertinemment que sa sœur Margaret n’avait pas haute opinion de Calvin, et il soupçonnait plus ou moins, si Calvin mourait, qu’elle en éprouverait un soulagement. Mais Alvin n’avait pas les mêmes sentiments, évidemment. Il ne voyait toujours rien de plus méchant dans Calvin qu’un petit frère turbulent qui allait un jour grandir et devenir un homme digne de ce nom.
« Et tous les autres, fit le forgeron, s’ils ont assez d’comprenure pour être sauvés.
— Mais comment j’vais arriver là-bas à temps pour les prévenir ?
— Y a deux mayères. D’abord, tu vas courir avec le chant vert.
— Mais c’est l’désert entre icitte et là-bas.
— L’chant vert dépend pas d’la couleur verte, en réalité, dit Alvin. Il vient d’la vie et, tu vas voir, l’désert est foulé d’affaires vivantes. Elles ont plusse soif, c’est tout.
— Mais j’peux pas faire l’chant vert tout seul. »
La Tia prit la parole. « J’vais te donner l’charme que j’ai déjà fabriqué, mais en mieux.
— Et j’vais courir avec toi durant à peu près la première heure pour te lancer. Arthur Stuart, t’as passé l’cap, tu comprends pas ? T’es l’premier qu’arrive à ça. T’es un drôle qu’est pas né pour être Faiseux mais qu’a tout d’même appris à Faire.
— J’suis pas aussi bon qu’toi. Loin d’là.
— P’t-être, mais assez bon – et l’chant vert, c’est pas une affaire de Faiseux, de toute mayère. Je l’ai appris tout comme tu vas l’apprendre, et plusse tu t’en serviras, plusse tu l’sentiras. Tu verras.
— Et j’arriverai à trouver ma route ?
— Quand tu vas t’rapprocher du Mexique, tout l’monde connaîtra par ousque tu dois aller.
— Et si quèqu’un décide que mon tcheur ferait un joli sacrifice ?
— Alors tu t’serviras des pouvoirs que t’as appris pour t’ensauver. J’veux pas seulement que tu apportes le message, j’veux que tu t’en r’viennes sain et sauf.
— Oh, fit Arthur Stuart en comprenant. Tu veux que j’ramène ces Blancs avec moi.
— J’veux que tu les ramènes aussi loin qu’il faut pour qu’ils s’trouvent en sécurité, dit Alvin, mais surtout pas icitte avec nous autres. Conduis-les sus la côte et mets-les dedans un bateau – tous les bougres qui t’auront suivi –, et après tu t’en reviens.
— J’crois que personne voudra m’écouter, fit Arthur Stuart. Calvin t’a déjà écouté, des fois ?
— Calvin fera comme il veut. Mais j’vais pas le laisser mourir à cause qu’il connaissait pas une affaire que j’aurais pu lui dire.
— J’espère seulement que j’arriverai là-bas avant que le volcan entre en éruption. Et si je m’perds ?
— Tracasse-toi donc pas, dit La Tia. T’emporteras le volcan avec toi. »
L’autre partie de la mission ? « Comment j’peux faire ça ? »
Tenskwa-Tawa répondit. « Nous avons réveillé le géant sous la terre. Ses flots sont de plus en plus chauds. Pourtant nous n’avons pas pu déterminer l’instant de son éruption. Ni où. Mais La Tia, elle connaît les anciennes coutumes africaines pour appeler la terre. Elle a fabriqué deux charmes. Ils n’agiront pas tant qu’on ne les brûlera pas. Mais là où on les brûle et les paroles à prononcer quand on les brûle, il faudra t’en souvenir et en informer mon peuple qui se trouve là-bas.
— Pourquoi deux charmes ? demanda Arthur.
— L’premier fait sortir la fumée du sol, répondit La Tia. L’autre appelle le sang rouge ardent de la terre.
— Mon peuple, fit Tenskwa-Tawa, dira aux Mexicas quel jour la fumée apparaîtra, et à ce moment-là ils croiront. Nous voulons leur donner beaucoup de temps pour partir. Le but n’est pas de tuer des Mexicas. Le but, c’est de leur montrer qu’un pouvoir plus grand rejette leurs mensonges sur ce que Dieu veut qu’ils fassent.
— On veut casser l’pouvoir des prêtres qui sacrifient des êtres humains, dit Alvin.
— Trois jours après le premier charme, reprit Tenskwa-Tawa, ils se serviront du deuxième.
— Et l’volcan va éclater.
— Nous ne savons pas quels dégâts il causera. Nous ne pouvons pas diriger ce que fait le géant une fois qu’il est réveillé.
— Et les Rouges qui font marcher l’charme ? demanda Arthur Stuart.
— Nous espérons qu’ils pourront s’échapper à temps, répondit Tenskwa-Tawa.
— J’connais pas à quelle vitesse il marche, dit La Tia. J’en ai encore jamais fait d’cette sorte-là.
— Comment vous connaissez qu’il marchera, alors ? » fit Arthur Stuart.
La question paraissait d’ordre pratique au jeune métis, mais La Tia lui jeta un regard noir.
« J’suis La Tia, moi, dit-elle. Les charmes des autres, p’t-être qu’ils marchent pas. »
Arthur Stuart lui fit un grand sourire. « J’espère être aussi parfait qu’vous quand j’serai grand. »
Elle n’eut pas l’air de percevoir l’ironie de la réplique. « Ça serait une chance pour toi », dit-elle.
Arthur Stuart passa l’heure suivante à étudier le charme afin de comprendre comment il était assemblé – « des fois qu’il se démantibulerait en cours de route », dit La Tia – puis à apprendre les mots à dire et les gestes à faire.
« Et si je m’y prends pas exactement comme il faut ? demanda-t-il. Si j’en oublie un bout ? Il marchera un brin moins vite ou pas du tout ? »
La Tia lui jeta un autre regard mauvais. « Oublie arien. On connaîtra jamais ce qu’a pas bien marché si un maudit jeune couillon oublie. »
Aussi, quand bien même elle était satisfaite en voyant qu’il connaissait le processus, Arthur Stuart s’en alla tout seul à l’écart vers un bouquet d’arbres près du fleuve afin de tout réviser.
C’est là que Marie la Mort le trouva. Mais à ce moment-là il dormait, épuisé par tout le travail accompli depuis des jours. Le chant vert l’avait aidé comme tout le monde à rester vigoureux durant la nuit et la matinée, mais le besoin de sommeil l’avait rattrapé, c’était indéniable.
Arthur Stuart sentit une main sur son épaule et se redressa sur son séant, droit comme un piquet. Il se sentait gêné de voir que c’était Marie la Mort qui se tenait agenouillée près de lui, parce qu’il l’avait aussi vue dans son rêve.
« Alvin m’envoie t’chercher, dit-elle. Pardon de t’réveiller. » Arthur secoua la tête. « Ça va. J’voulais pas m’endormir.
— Sus quoi t’étais couché ? »
Arthur Stuart baissa les yeux et vit avec horreur qu’il avait roulé sur le plus petit charme et l’avait tordu. Il lâcha un juron, s’en excusa, et quand Marie la Mort dit que ce n’était rien, il la remercia et répéta son juron. « Elle va m’tuer si j’répare pas ça comme il faut.
— La Tia ? fit Marie la Mort. Des fois, j’ai l’impression qu’elle tuerait pour s’faire la main. Elle a tellement d’pouvoir !
— J’suis rudement content de l’avoir de not’ côté.
— De not’ côté pour le moment.
— On peut dire pareil pour toi. Et quand on sera en sécurité, qu’esse qui s’passera ? Ousqu’on ira ?
— Ousqu’on peut aller ? fit Marie la Mort. Tous ces esclaves marrons, ousqu’ils seront en sécurité ? Et ceux de mon peuple, les Français – on parle pas comme à Paris, tu crois qu’ils voudront d’nous au Canada ? On sera des étrangers partout ousqu’on ira. On pourra p’t-être rester aux États-Unis. P’t-être qu’on va rester avec Alvin.
— Alvin est toujours en voyage, dit Arthur Stuart. Il dort rarement deux fois dedans l’même lit.
— Alors p’t-être qu’on voyagera aussi. »
Oh oui, Alvin allait sûrement vouloir qu’elle l’accompagne dans ses déplacements. « Il est marié, tu connais. »
Elle le regarda comme s’il était fou. « J’connais ça, espèce d’ignorant.
— J’suis ignorant, moi ?
— Quand tu causes comme ça, oui, fit Marie. Tu crois que j’veux un mari ? Tu crois que toutes les femmes elles veulent un homme comme mari ou pas du tout ?
— Ben, t’as pas d’mari, toi, fit Arthur Stuart.
— Et quand j’en voudrai un, répondit-elle, c’est à lui que je l’dirai et ça sera pas tes affaires. »
Tant pis pour le rêve du jeune métis. « C’est pas mes affaires asteure. »
Il examina le petit charme sous toutes les coutures. Il n’y voyait rien d’anormal, et pourtant il ne le sentait pas tout à fait conforme.
« Ça en fait p’t-être partie, ça, non ? » dit Marie. Elle tendit un grain de maïs séché – un grain rouge.
« Oui, oui, merci. » Il le renfonça en place entre deux morceaux d’écorce de bouleau. « C’est dur de s’rappeler ce qu’on voit pas. J’vais tout saloper, j’connais ça. C’est important, et ils sont cranques d’envoyer un ignorant pour une mission d’même. »
Elle lui posa une main rassurante sur l’épaule. « T’es pas vraiment un ignorant, dit-elle.
— Si, t’as bien compris.
— T’es un garçon ignorant quand t’essayes de deviner ce que pense une femme, dit Marie. Mais t’es pas un garçon ignorant quand il s’agit d’faire de l’ouvrage d’homme.
— M’est avis que j’suis un homme ignorant, alors », grommela-t-il. Mais il aimait sentir son contact sur son épaule, même si elle avait le béguin pour un homme marié.
« Je t’ai vu dedans la boule de cristal, dit-elle. Je t’ai vu courir et courir. Dans l’désert, en haut d’une montagne. Jusqu’à une grande vallée entourée de grandes montagnes, avec un lac dans l’mitan et une ville dessus le lac. Je t’ai vu courir jusqu’au mitan et allumer un feu, alors les montagnes sont v’nues de grandes cheminées d’où montait d’la fumée, pis la terre a commencé à trembler et les montagnes à saigner.
— Ben, j’espère pus être là-bas quand tout ça va arriver.
— La boule montre pas ce qui va réellement s’passer, dit Marie. Elle montre le sens de ce qui risque de s’passer. Mais tu vas courir, hein ? Et des milliers d’genses seront sauvés du feu.
— Un feu qui arriverait pas sans ça. » Il brandit le plus gros charme. « Tu veux connaître comment elle fait peur, La Tia ?
— J’ai vu ma mam monter sus l’dos d’un requin. Je l’ai vue nager avec eux, jouer avec eux comme avec des p’tits chiens. J’ai pas peur de La Tia.
— Pourquoi des genses ont du pouvoir et d’autres à peine un talent ? demanda Arthur.
— Quofaire j’vois la maladie et la mort et que j’peux arien y changer ? répliqua Marie. Quofaire tu parles toutes les langues que tu veux mais que tu connais pas quoi dire ? Avoir un talent, c’est un fardeau ; pas en avoir aussi ; y a que l’bon Djeu que ça intéresse de voir ce qu’on en fait, de not’ fardeau.
— Asteure tu causes pour l’bon Djeu ?
— J’dis la vérité, fit Marie, et tu connais que j’ai raison. » Elle se mit debout. « Alvin veut t’voir et j’suis venue t’chercher.
— Je m’souviens, dit Arthur Stuart. Mais j’voulais pas v’nir avant d’avoir réparé ça.
— J’connais, fit-elle. Mais asteure c’est réparé et on est toujours icitte. Qu’esse t’attends, Arthur Stuart ?
— On causait, c’est tout. »
Puis, à la grande surprise d’Arthur Stuart, elle lui posa les mains sur les épaules, prit appui dessus et l’embrassa carrément sur la bouche. « C’est ça que t’attendais, dit-elle.
— M’est avis, reconnut-il. J’en attendais p’t-être deux, non ? »
Elle l’embrassa une seconde fois.
« T’es pas en amour avec Alvin, alors ? »
Elle éclata de rire. « J’veux qu’il m’apprenne tout ce qu’il connaît, dit-elle. Mais toi… j’veux t’apprendre tout ce que, moi, j’connais. »
Puis elle partit en courant devant lui, vers la ville rouge.
Quand Arthur Stuart revint au campement, La Tia demanda immédiatement à voir les charmes, et même si elle tiqua et redressa quelques bricoles ici et là, elle infligea le même sort aussi bien à celui qu’il n’avait pas écrasé qu’à l’autre, aussi se dit-il qu’elle s’agitait pour rien et qu’il ne s’était pas trompé en le réparant.
Alvin l’emmena hors du village aussitôt après le dîner. « T’as fait ta sieste, dit-il, et l’chant vert va de toute mayère te soutenir.
— Tu vas m’aider à prendre le départ, fit Arthur Stuart, mais va falloir que je m’arrête en route, pour demander mon chemin, par exemple, et qui m’fera repartir alors ?
— Tu peux t’arrêter sans perdre le chant vert, dit Alvin. T’as jusse à t’accrocher à lui, à continuer de l’entendre. Tu vas voir. Mais c’est plusse facile si tu restes loin des machines.
— J’oublierai pas.
— C’est une des affaires qui m’rendent la vie difficile, dit Alvin. Par rapport que j’aime les machines et que j’aime le chant vert, et souventes fois j’peux pas avoir les deux en même temps. Tenskwa-Tawa s’moque et méprise les Irrakwas qui préfèrent le chemin d’fer à la musique de la terre, mais moi je te l’dis, Arthur Stuart, le chemin d’fer a sa musique à lui et elle me plaît bien. Les machines à vapeur, les roues et les engrenages, les pistons et les feux, la vitesse sus les rails… Des fois, j’voudrais m’installer et v’nir un mécanicien.
— Les mécaniciens, ça peut aller seulement là ousqu’on a posé des rails, dit Arthur Stuart.
— T’as raison, fit Alvin. J’suis un compagnon, voilà la vérité.
— C’est pour ça que tu devrais faire ce voyage et pas moi, dit Arthur Stuart. J’vais tout gâter, et tout l’monde va regretter de pas t’avoir envoyé, toi.
— Personne a regretté que j’les conduise pas à travers le pays du delta.
— Moi si.
— Tu y arriveras très bien, dit Alvin. Asteure on devrait arrêter d’causer et s’mettre en route. »
Ils se lancèrent au pas de course, et Arthur se sentit bientôt pris dans le chant vert, un chant vert plus intense qu’il ne l’avait jamais entendu. Les terres cultivées des Rouges ne ressemblaient pas aux fermes des Blancs. Le maïs et les haricots poussaient ensemble pêle-mêle, et d’autres plantes et d’autres animaux vivaient dans les cultures, aussi le chant ne disparaissait-il pas là où on avait labouré et semé. Peut-être existait-il un moyen pour que les machines s’harmonisent avec la terre comme y parvenaient ces fermes. Alvin n’aurait plus alors à choisir.
Au bout d’un moment, Arthur Stuart s’aperçut que le forgeron n’était plus avec lui, et il se fit quelques instants de mauvais sang. Mais il savait que s’inquiéter n’y changerait rien, voire risquait de lui faire perdre le chant vert, aussi s’abandonna-t-il entièrement à la musique de la vie et courut-il sans relâche vers le sud-ouest, par-dessus les collines, à travers les taillis, au milieu des éclaboussures des cours d’eau, le plus en ligne droite que le permettait le terrain, alors que tout ce qui vivait lui ouvrait la voie ou l’aidait à suivre son chemin.
Il se dit qu’il pouvait même avancer plus vite, et il le fit. Encore plus vite, et il se mit presque à voler. Mais ses pieds savaient toujours où se poser, quand il bondissait il franchissait tous les obstacles, chacune de ses inspirations l’emplissait de plaisir et chacune de ses expirations était un gazouillis de joie.